Cette chronique est la quatrième de six écrites par le marin, auteur et aventurier britannique Pete Goss.
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L’aventurier et marin britannique Pete Goss partage son expérience après les nombreuses expéditions qu’il a menées – et réussies – dans des latitudes reculées. Bien qu’il ait été élu marin mondial de l’année (World Sailor of the Year) en 1997 par l’ISAF devenue depuis World Sailing, Pete n’est pas seulement un marin, mais aussi un véritable aventurier tout terrain, en zone Arctique notamment. Vous pourrez le constater en lisant ce quatrième article de la chronique qu’il a accepté d’écrire en exclusivité pour Garcia Yachts.
Je ne me souviens pas exactement du moment où nous avons décidé d’aller au pôle Nord, mais je me rappelle que, comme la plupart des bonnes idées, celle-ci s’est présentée à partir du moment où nous avons atteint le fond d’une bonne bouteille de rouge.
L’explorateur Alan Chambers et moi préparions une expédition au pôle Sud depuis environ un an lorsqu’on lui a demandé de guider un voyage au pôle Nord. D’abord considéré comme une distraction, ce projet s’est rapidement transformé en une opportunité passionnante lorsqu’il nous est apparu que je pouvais y aller en tant que remplaçant. Ce serait notre première incursion commune dans un environnement nouveau et hostile, sans frais. Alan, un maître dans ce genre de défi, me transmettrait autant de connaissances que je pourrais absorber. En même temps, nous pourrions commencer à développer notre approche de la conquête du pôle Sud en tirant parti de nos forces et de nos faiblesses nouvellement découvertes en tant qu’équipe.
L’expression “environnement hostile” semble bien banale sur le papier, mais la réalité est que la vie quotidienne doit se poursuivre sous un certain degré de contrainte. Des ennemis cachés rôdent à l’arrière-plan, attendant de se faufiler à l’improviste. Les morsures du gel sont toujours un problème et le pire, c’est que lorsque votre chair commence à geler, les nerfs sont doucement coupés. C’est là qu’un système de copain-copain prend tout son sens, car nous nous vérifions continuellement les uns les autres. Heureusement, Alan l’a repéré sur ma joue et mon nez avant que de graves dommages ne soient causés. Les pieds froids sont une chose avec laquelle il faut vivre mais que l’on ne peut se permettre d’ignorer jusqu’à ce qu’ils soient suffisamment engourdis pour ressembler à des moignons, car cette sensation est le signe avant coureur d’une réalité que je ne souhaite à personne.
Cela donne également à réfléchir de penser que la survie repose sur une croûte de glace de mer gelée qui se déplace continuellement et dont l’épaisseur varie. Il n’y a rien de plus déconcertant que de voir la glace commencer à fléchir et à onduler sous vos skis. Vous ne pouvez pas vous arrêter car cela pourrait être fatal. Il faut donc compter sur un mouvement fluide et détendu, et espérer que la glace sera plus épaisse devant vous, car il est impossible de faire demi-tour. Les courants océaniques profonds rivalisent avec les mouvements erratiques de la glace, causés par le vent, pour remuer et déchirer continuellement la croûte. J’ai été choqué de monter la tente une nuit pour me réveiller quatorze miles plus loin. Il a fallu deux jours de dur labeur pour se retrouver juste derrière notre point de départ. Je me souviens d’une fois où la glace craquait devant moi et où j’ai été surpris par le cri très motivé d’Alan, venant de l’autre côté. La vitesse à laquelle la banquise s’était ouverte en un chenal était choquante alors que je jetais un coup d’œil en arrière après un saut assez disgracieux (les chenaux sont des fissures linéaires dans la glace qui se forment lorsque les banquises divergent ou se cisaillent). Ajoutez à cela des ours polaires affamés et vous obtenez un moment particulièrement amusant.
Mais ce n’est pas tout, je suis retourné au pôle Nord plusieurs fois car il est d’une beauté séduisante et unique. Je m’attendais à un monde blanc, froid et stérile, et j’ai été étonné de trouver un paysage changeant et plein de couleurs. Je n’ai jamais vu autant de nuances de bleu qui changent constamment avec le passage du soleil. Les différents âges de la glace de mer se reflètent dans l’intensité de leur couleur et de leur transparence, les plus anciennes étant suffisamment dures et belles pour être prises pour des pierres précieuses. Comme une béance s’ouvre à un endroit, la glace est comprimée pour faire éruption dans le ciel à un autre endroit. On ne s’ennuie jamais et il n’y a pas de place pour la complaisance ; pour le danger en revanche….
À l’image de l’expérience de Phileas Fogg, vous vous retrouvez dans un monde étranger et sans substance. Avec la terre la plus proche à un kilomètre sous vos pieds, c’est comme être en suspension, l’espace et le temps semblent déséquilibrés. Le pôle Nord, le centre de tous nos efforts, n’est que la convergence d’un modèle mathématique. Le point où nos lignes de longitude se rejoignent, qui n’a pas d’existence physique. Atteignez-le, prenez une tasse de thé et pendant ce temps la glace dérivante vous aura fait avancer. Pas loin, mais suffisamment pour nécessiter une courte marche pour faire les photos de célébration au point précis. Le temps prend un nouveau sens, car les rythmes de base de la nuit et du jour sont supprimés par la lumière du jour perpétuelle, avec un soleil faible qui tourne juste au-dessus de l’horizon. Cela crée l’illusion de se tenir au centre du plus grand cadran d’horloge du monde, où le passage du temps est mesuré en marquant le déjeuner à Moscou, Paris et New York. Il y a quelque chose d’inéluctablement spirituel dans ce paysage unique qui semble toucher l’âme. Comme l’océan Austral, cet espace m’a attiré et j’ai créé une entreprise avec Alan, avec laquelle nous avons formé, équipé et conduit des groupes de novices au pôle Nord. Beaucoup de ces personnes merveilleuses sont retournées à leur vie normale après avoir bénéficié là-haut d’un laps de temps et d’espace hors du commun, ce qui a été utile à certains pour prendre des décisions qui ont changé leur vie.
Le pôle Nord, mais aussi un certain nombre d’autres expéditions, ont changé ma perception des latitudes éloignées, qui avaient toujours été décrites comme des lieux de souffrance et de faible intérêt. Avec l’équipement, les connaissances et la préparation adéquats, j’ai eu le plaisir de constater que ces endroits avaient beaucoup à offrir. Il faut y faire preuve de plus d’engagement que pour jeter une ancre aux Bahamas, mais les retours peuvent être plus gratifiants. Non seulement pour leur caractère unique, mais aussi pour la satisfaction d’être capable de fonctionner dans un environnement hostile et d’en surmonter les difficultés. Au lieu d’être détendue par le baume des tropiques, une expérience en zone polaire exacerbe les sens pour apporter une récompense plus profonde, plus significative et souvent plus durable. La cerise sur le gâteau (la langue anglaise parle de “glaçage” là ou le français parle de cerise, ndlr), c’est que dans un environnement aussi étranger voire hostile, tous les sens sont récompensés par des couleurs, des odeurs, des bruits, une faune et une culture inconnus.
Tout bateau conçu pour la navigation hauturière devrait être capable de vous conduire des latitudes élevées. Toutes les règles de sécurité de base s’y appliquent, mais il est conseillé de faire preuve d’une plus grande vigilance et d’une meilleure préparation. Les croisières lointaines ne sont que cela, des croisières lointaines. Il n’y a pas de marina, d’hôpital ou de magasin pour combler les lacunes en matière de préparation. Il ne peut d’ailleurs pas y avoir de lacunes ; emportez de la nourriture supplémentaire, des pièces de rechange et un système de communication plus sophistiqué. Faites rédiger un plan de crise détaillé et confiez-le à une personne de confiance à la maison. Améliorez vos compétences en matière de maintenance, notamment dans le domaine médical. Pensez au pire et soyez préparé avec le meilleur, comme une combinaison de survie Guy Cotten. Testez ces gilets de sauvetage et formez l’équipage à leur utilisation afin que les détails soient instinctifs et réfléchis. Il ne sert à rien d’avoir son couteau dans la mauvaise poche en cas de crise.
N’importe quel navire hauturier est en fait capable de vous emmener sous de hautes latitudes, mais cela ne signifie pas qu’il soit capable de vous offrir les récompenses cachées . Quel est l’intérêt d’un exercice de survie qui vous transit de froid alors que vous pourriez être au chaud, heureux et équipé pour voir au-delà de la misère d’un instant improbable car non préparé. Un bateau robuste, en aluminium, construit avec des cloisons étanches, élimine une énorme quantité de stress résiduel. Une bonne isolation et un bon chauffage constituent un cocon dans lequel on peut se réchauffer et récupérer des mini-expéditions. Une annexe pneumatique robuste, dotée d’un moteur fiable ,permet de s’offrir le luxe d’aller au contact de la nature. Une coque en forme dotée de suffisamment de volume offre de l’espace pour les réserves supplémentaires et les grands réservoirs, offrant l’autonomie qu’exige la navigation lointaine. Le cockpit doit être abrité et le fait d’avoir une cabine de pilotage est un avantage énorme car il favorise une veille attentive et prolonge l’endurance de l’équipage.
Les vêtements sont très importants car ils doivent être un mélange d’équipement spécialisé pour la voile et pour l’alpinisme. Les matériaux respirants s’imposent, tandis que la conception et la construction simples et robustes sont de mise. Des détails supplémentaires, comme l’ajout d’une extension tressée à une fermeture éclair, font toute la différence lorsqu’on essaie de fermer une veste avec des mitaines. Je ne jure que par les vêtements de base – ou sous-couche – en laine mérinos, suivis d’une couche intermédiaire résistante à l’eau pour les journées plus sèches sur le pont. Un sac de bonnets chauds n’est jamais de trop, ainsi que des cache-cou et des lunettes de ski. Bien que les vêtements imperméables soient indispensables, la vérité est que les systèmes de haute pression signifient souvent qu’il fait sec et qu’une bonne veste isolante est préférable la plupart du temps. J’adore ma fidèle veste de la marque Finisterre qui m’a bien servi pendant de nombreuses années. Conçue pour les surfeurs, elle est parfaite pour la navigation en haute latitude. Une bouillotte, aussi, est un excellent compagnon pendant le quart et au lit quand on essaie de se réchauffer.
Ce sont les extrémités qui souffrent le plus, alors prenez une autre paire de bottes à semelles isolantes, trop grandes d’une demi-taille. Assurez-vous d’avoir d’excellentes chaussettes pour combler l’espace. Les bottes doivent être généreuses au niveau du mollet car elles doivent pouvoir accueillir les chaussettes, la première couche et les couches intermédiaires sans les comprimer. Emportez-les avec vous et portez-les lors de l’essayage, car il est trop tard lorsque vous les sortez en conditions réelles. Contrairement à beaucoup, je n’utilise pas de tasses isolantes car il n’y a rien de tel que de serrer une tasse chaude pour réchauffer des doigts froids. Je porte des gants très fins pour la première couche, des gants thermiques plus lourds et enfin des moufles généreuses qui peuvent s’enfiler et s’enlever facilement. N’utilisez jamais de winch avec des moufles, car elles risquent d’être entraînées dans le winch. Enlevez-les et mettez-les dans la poche de votre veste – que vous vous êtes déjà assuré d’avoir assez grande !
Cette approche à la fois robuste et nuancée s’applique également au bateau. Prenez de longues perches à pointes pour repousser les morceaux de glace. Un faible tirant d’eau est un atout qui n’a pas de prix, car vous pouvez jeter l’ancre dans des eaux peu profondes qui repoussent les gros morceaux de glace lorsqu’ils s’échouent. Prenez des grands pare-battages pour amortir la rugosité des quais destinés aux bateaux de commerce qui prennent la place des marina. J’aime avoir deux grands pare-battages gonflables pour combler l’écart croissant entre l’avant et l’arrière du milieu du bateau. Emportez de très longues chaînes et beaucoup de matériel de protection contre le frottement et le ragage, un morceau de vieux tuyau d’incendie est bon si vous pouvez l’obtenir. Emportez quelques jerricans pour pouvoir récupérer du carburant avec l’annexe. Une protection contre les ours sous la forme d’un fusil loué localement est essentielle. Je compléterais cette protection par un spray anti-ours, car qui voudrait faire du mal à un ours dans son habitat naturel ? Après tout, c’est nous qui sommes l’espèce envahissante.
Cette vieille maxime militaire “Diviser pour mieux régner” ne doit jamais être loin de votre esprit. Assurez-vous que l’annexe dispose d’une VHF étanche de haute qualité entièrement chargée et de batteries de rechange. Le contact avec le navire-mère doit être maintenu par des contrôles radio réguliers. Un GPS portable avec des piles de rechange ne doit pas quitter le bateau tant que le point précis du mouillage n’a pas été saisi comme “waypoint” sur ce matériel. Si vous pouvez vous le permettre, prenez un téléphone satellite. Emportez un plan de secours écrit, comportant un croquis de la carte et un ou des points de rendez-vous convenus à l’avance en cas de problème. Un sac étanche doit se trouver dans l’annexe au cas où elle serait séparée par des changements soudains de temps ou de visibilité et serait obligée de rester à terre pendant une période prolongée. Faites très attention à ne pas être emporté au large si le moteur hors-bord connaît une défaillance. Il faut toujours avoir deux personnes à bord pour que le bateau-mère ne soit pas passif par manque de personnel en cas d’urgence. Cherchez sur le web d’autres personnes qui ont emprunté le chemin avant vous, car les cartes peuvent être vagues et rien ne vaut les connaissances locales et les conseils du terrain. Prenez un drone.
Les détails auxquels je fais allusion ci-dessus doivent être appliqués à tous les domaines de l’expédition et assimilés par tout l’équipage au moyen de nombreuses réunions, formations et délégations de responsabilités. Il y a beaucoup à faire, alors affectez à chaque membre un domaine de responsabilité dans lequel il peut exceller et se sentir ainsi valorisé. J’ai toujours eu comme sujet le moral et le divertissement de l’équipage. Cela peut aller d’un sac de chocolat dans le cockpit à un repas hebdomadaire pour célébrer et réfléchir. Il y aura des moments où le bateau ne pourra pas bouger, alors assurez-vous d’avoir des livres, des jeux et des ingrédients pour cuisiner. Certaines personnes semblent élever la souffrance au rang de fin en soi lorsqu’elles sont en expédition. Cette approche machiste ne pourrait pas être plus éloignée de la mienne. Pourquoi ne pas en faire quelque chose d’amusant, d’enrichissant de manière à revenir de ces aventures, à la fois plus heureux et plus en forme que lorsque vous êtes parti ? Après tout, n’est-ce pas là le but de la vie ?